Je voudrai pas crever
Je voudrais pas crever avant d'avoir connu les
chiens noirs du Mexique qui dorment sans rêver, les singes à cul nu
dévoreurs de tropiques, les araignées d'argent au nid truffé de
bulles.
Je voudrais pas crever sans savoir si la lune sous
son faux air de thune a un coté pointu, si le soleil est froid, si
les quatre saisons ne sont vraiment que quatre, sans avoir essayé de
porter une robe sur les grands boulevards, sans avoir regardé dans
un regard d'égout, sans avoir mis mon zob dans des coins'tots
bizarres.
Je voudrais pas finir sans connaître la lèpre ou
les sept maladies qu'on attrape là-bas, le bon ni le mauvais ne me
feraient de peine, si si si je savais que j'en aurai l'étrenne et il
y a z aussi tout ce que je connais, tout ce que j'apprécie que je
sais qui me plaît, le fond vert de la mer où valsent les brins
d'algues sur le sable ondulé, l'herbe grillée de juin, la terre qui
craquelle, l'odeur des conifères et les baisers de celle que ceci
que cela, la belle que voilà, mon ourson, l'Ursula.
Je voudrais pas crever avant d'avoir usé sa bouche
avec ma bouche, son corps avec mes mains le reste avec mes yeux, j'en
dis pas plus faut bien rester révérencieux.
Je voudrais pas finir sans qu'on ait inventé les
roses éternelles, la journée de deux heures, la mer à la montagne,
la montagne à la mer, la fin de la douleur, les journaux en couleur,
tous les enfants contents et tant de trucs encore qui dorment dans
les crânes, des géniaux ingénieurs, des jardiniers joviaux, des
soucieux socialistes, des urbains urbanistes et des pensifs penseurs
y a tant de choses à voir a voir et à z-entendre, tant de temps à
attendre à chercher dans le noir et moi je vois la fin qui grouille
et qui s'amène avec sa gueule moche et qui m'ouvre ses bras de
grenouille bancroche.
Je voudrais pas crever non monsieur non madame avant
d'avoir tâté le goût qui me tourmente, le goût qu'est le plus
fort.
Je voudrais pas crever avant d'avoir goûté la saveur de la mort...
(Dans la colonne de droite un montage vidéo avec l'excellente interprétation de ce poème de Boris Vian par les Têtes raides).
Une fois poussée par le temps hors de la colonne de droite avec un peu de chance la vidéo peut encore se trouver ici : essayez